53.
Le suicide
L’hôte de la Traqueuse s’appelait Lacey. Un prénom tout en douceur, en délicatesse. Lacey… Ce nom était tout aussi inapproprié que ce corps miniature ! Qui irait appeler un pitbull « Titi » ?
Lacey était aussi bruyante que la Traqueuse, et aussi geignarde.
— Je suis désolée d’être un tel moulin à paroles, expliquait-elle sans nous laisser d’autre choix que de l’écouter, mais j’ai été mise en quarantaine pendant si longtemps, sans jamais avoir voix au chapitre. Alors maintenant je me rattrape, il faut que je sorte tout ce que j’ai sur le cœur.
Quelle chance ! J’étais presque contente de devoir tirer ma révérence.
J’avais la réponse à mes craintes précédentes : oui, ce visage était aussi hostile avec une autre conscience aux commandes. Parce que cette conscience, au final, n’était pas si différente de celle du précédent locataire.
— C’est pourquoi nous ne t’aimons pas, m’a-t-elle expliqué ce premier soir, en employant encore le « nous » au présent. Quand elle a compris que tu entendais Melanie comme elle m’entendait moi, ça lui a fait peur. Elle craignait que tu aies deviné. C’était son secret, son secret sinistre. (Elle a poussé un rire de crécelle.) Elle ne parvenait pas à me faire taire ! C’est pour cela qu’elle est devenue Traqueuse ; elle espérait trouver le moyen d’étouffer les hôtes rétifs. Elle a donc demandé à suivre ton cas, pour voir comment tu t’en sortais. Elle était jalouse de toi. C’est pathétique, non ? Elle voulait être forte comme toi. Cela nous a fichu un sacré coup quand on a cru que Melanie avait gagné. Mais j’ai deviné que ce n’était pas le cas. Que c’était toi qui l’avais matée. Reste à savoir ce que tu es venue faire ici… Pourquoi tu aides les rebelles…
J’ai expliqué, à contrecœur, que Melanie et moi étions amies. Elle n’a évidemment pas apprécié la nouvelle.
— Pourquoi ?
— Parce c’est quelqu’un de bien.
— Mais pourquoi elle t’aime bien, toi ?
Pareil.
— Elle dit que c’est pour la même raison.
Lacey a reniflé avec dédain.
— Tu lui as lavé le cerveau, c’est ça ?
Houlà ! Elle est pire encore que la première version.
Oui, pire. Voilà pourquoi la Traqueuse était aussi antipathique. Tu imagines avoir ça dans la tête à longueur de temps ?
Je n’ai pas été la seule à essuyer les critiques de Lacey. Jeb y a eu droit aussi :
— On ne peut pas vivre ailleurs que dans ces grottes ? C’est si crasseux ! Il n’y a pas une maison dans le coin, une vraie maison ? Et puis c’est quoi cette histoire de « chambre commune », de « corvées quotidiennes » ? Je ne comprends pas. Je vais devoir travailler ? Visiblement, il va falloir que je mette les points sur les i…
Jeb lui a fait faire le traditionnel tour du propriétaire le lendemain, tentant de lui expliquer, en dissimulant son agacement, la façon dont s’organisait la vie dans cet endroit. Lorsqu’ils sont passés devant moi, tandis que je mangeais en cuisine avec Ian et Jamie, le patriarche m’a lancé un regard noir, me reprochant visiblement d’avoir empêché Brandt et Aaron de la tuer lorsque c’était encore possible.
La visite de Lacey a suscité davantage d’intérêt que la mienne. Tout le monde voulait voir de ses propres yeux la miraculée. Peu leur importait que cette humaine soit pénible. Elle était la bienvenue. Plus que ça même… Encore une fois, je me suis sentie un peu jalouse. Mais c’était idiot. Elle était humaine. Elle représentait l’espoir. Elle appartenait à ce monde. Elle y demeurerait, longtemps après que je l’aurais quitté.
Tu as de la chance de partir ! a murmuré Melanie, acide.
Expliquer à Ian et à Jamie ce qui s’était passé s’est révélé moins difficile que je ne l’imaginais.
Parce que, pour des raisons différentes, ils ne se doutaient de rien. Aucun des deux ne s’est dit que cette nouvelle connaissance pour la communauté sonnait ma fin.
Que Jamie ne fasse pas le lien de causalité était compréhensible. Plus que quiconque, il nous avait acceptées, Mel et moi, comme un tout. Il pouvait, grâce à sa jeunesse, son esprit ouvert, concevoir notre personnalité gémellaire. Il nous considérait comme deux personnes dans un seul corps. Mel, à ses yeux, était parfaitement tangible, parfaitement réelle. Comme elle l’était pour moi. Elle ne lui manquait plus parce qu’il l’avait retrouvée. Il ne pouvait donc imaginer la nécessité de notre séparation.
Les raisons pour lesquelles Ian ne se doutait de rien restaient en revanche plus mystérieuses. Était-il aveuglé par les nouvelles perspectives qui s’ouvraient ? Pris dans le tourbillon des possibles qui allaient tournebouler la communauté ? Tous étaient terrorisés à l’idée d’être attrapés, d’être effacés… Mais maintenant ce n’était plus irréversible. Il y avait un retour, une résurrection envisageable. Ian ne s’étonnait pas que j’aie voulu sauver la Traqueuse ; c’était conforme à l’idée qu’il se faisait de moi. Peut-être n’avait-il pas voulu aller chercher plus loin.
Ou alors, il n’avait pas eu le temps d’y réfléchir ; car un événement imprévu était survenu. Un événement inquiétant.
— J’aurais dû le tuer il y a des années ! grommelait-il en préparant nos affaires pour le raid. (Mon dernier raid, mais j’évitais d’y penser.) Non, ma mère aurait dû le noyer à la naissance !
— C’est ton frère.
— Arrête cette rengaine ! Cela me met encore plus en pétard.
Tout le monde était en colère contre Kyle. Jared serrait les dents et ses lèvres formaient une ligne pincée en travers de son visage. Jeb, maussade, caressait son fusil plus souvent encore que d’habitude.
Jusqu’alors, Jeb était excité comme une puce ; il comptait nous accompagner pour cette expédition ; la première fois qu’il sortait depuis mon arrivée ! Il se faisait une joie à l’idée de voir l’aire de décollage des vaisseaux. Mais il n’en était plus question, et cela le rendait d’une humeur de dogue.
— Je suis coincé ici avec cette harpie, marmonnait-il en frottant encore le canon de son arme. (Il n’appréciait pas particulièrement la nouvelle recrue.) Je vais rater le meilleur !
On savait tous, à présent, où était Kyle. Dès qu’il avait vu comment la Traqueuse extraterrestre s’était métamorphosée comme par magie en Lacey l’humaine, il avait quitté l’infirmerie en catimini. Je m’attendais à le voir à la tête du groupe exigeant la mort de la Traqueuse. (C’est pourquoi je ne me séparais jamais du caisson et que je ne dormais que d’un œil, une main posée sur le couvercle.) Mais il demeurait introuvable. Et Jeb, en l’absence de Kyle, avait tôt fait d’apaiser les esprits belliqueux.
Jared avait alors découvert que la Jeep n’était plus dans sa cache. Et Ian avait fait le rapprochement entre les deux disparitions.
— Il est parti chercher Jodi, a grogné Ian. Évidemment !
Espoir et tourment. Je leur avais donné le premier, Kyle le second. Allait-il précipiter leur fin à tous avant même qu’ils aient le temps de profiter du cadeau ?
Jared et Jeb voulaient ajourner le raid tant que Kyle n’était pas revenu sain et sauf. Il en avait au moins pour trois jours de voyage, si Jodi vivait toujours dans l’Oregon, s’il parvenait à la retrouver.
Il existait un autre endroit, une autre grotte où se replier. Un lieu beaucoup plus petit, sans eau – une retraite forcément provisoire. Devait-on évacuer tout le monde ou attendre ? Jeb hésitait.
Mais moi, j’étais pressée. J’avais vu comment les autres regardaient la cryocuve, j’avais surpris des messes basses. Plus je gardais la Traqueuse ici, plus les risques grandissaient. Maintenant que j’avais fait la connaissance de Lacey, je commençais à plaindre la Traqueuse. Elle méritait plus encore une vie agréable parmi les Fleurs.
Ironie du sort : Ian, mon allié fidèle, avait convaincu Jeb de lancer l’expédition dans l’immédiat. Le malheureux ne voyait toujours pas qu’il précipitait l’issue finale.
Mais je lui étais reconnaissante de m’aider à les convaincre ; on avait le temps de faire l’aller-retour avant qu’il ne faille prendre une décision eu égard au coup de folie de Kyle. Reconnaissante aussi qu’il ait repris ses fonctions de garde du corps. J’avais confiance en Ian ; il veillerait sur le caisson mieux que personne. Il était le seul à comprendre que cette petite boîte était une vie, une vie fragile. Il pouvait penser à la créature à l’intérieur comme à une âme sœur, une créature digne d’être aimée. Il était mon preux chevalier, mon champion. Je lui étais si reconnaissante de ce qu’il faisait pour moi, et pour son aveuglement qui le préservait, pour l’instant, du chagrin.
Il fallait faire vite, au cas où Kyle se faisait prendre. Nous sommes repartis pour Phoenix, vers l’une des nombreuses bourgades qui gravitaient autour de la mégapole. Il y avait un spacioport au sud-est d’une ville appelée Mesa, avec plusieurs Centres de Soins à proximité. C’était la configuration idéale : je voulais mettre toutes les chances de leur côté avant de les quitter. Si on capturait un Soigneur, nous pourrions alors avoir accès à sa mémoire par l’intermédiaire de l’hôte. Quelqu’un qui comprenne tous les médicaments et leurs usages. Quelqu’un qui puisse le mieux parer à l’imprévu. Doc allait adorer ça. Je l’imaginais en train de l’assaillir de questions.
Mais d’abord, le vaisseau…
J’étais triste que Jeb rate ça, mais il aurait d’autres occasions. Il faisait nuit ; le ballet des navettes, atterrissant et décollant, était ininterrompu, formant deux lignes mouvantes entre terre et ciel.
Je conduisais la vieille camionnette ; les autres se cachaient à l’arrière. (C’était Ian le gardien du caisson.) J’ai contourné l’aire en restant loin du terminal bondé. Repérer les grands vaisseaux blancs interstellaires a été un jeu d’enfant. Ils décollaient à une fréquence moindre que les navettes intercontinentales, courtes et trapues. Les bâtiments étaient tous à quai, aucun n’était sur le départ.
— Tout est étiqueté, ai-je expliqué aux autres. Surtout, évitez les vaisseaux en partance pour la Planète des Chauves-Souris, et encore plus celle des Herbes-qui-Voient ! Les Herbes se trouvent à seulement un système solaire d’ici, le voyage ne dure que dix ans. C’est trop peu. Les Fleurs sont les plus éloignées… les Dauphins, les Ours, les Araignées sont tous à un siècle d’ici. Envoyez les caissons uniquement vers ces destinations.
Je roulais lentement, près des appareils effilés.
— Ce sera facile. Ça fourmille de véhicules de livraison ; on va se fondre dans le lot. Là-bas ! Un transporteur de cuves ! C’est exactement le même camion que l’on a vu au Centre de Soins, Jared. Une seule personne s’occupe des caissons… il les installe sur un chariot… pour les charger sur… (J’ai ralenti, pour mieux observer la scène.) Oui. Sur ce vaisseau là-bas. Il les glisse dans l’écoutille. Je vais faire le tour et je m’approcherai quand il aura disparu dans le vaisseau.
J’ai poursuivi ma route, suivant la scène dans les rétroviseurs. Il y avait un petit écriteau à côté de la passerelle qui reliait l’appareil au terminal. J’ai souri en décryptant les lettres inversées. « Planète des Fleurs. » La chance était de notre côté !
J’ai fait lentement demi-tour quand le manutentionnaire a disparu dans la carlingue.
— Préparez-vous, ai-je soufflé en me garant dans l’ombre de l’appareil voisin.
On était à moins de cinq mètres du camion. Quelques mécaniciens s’affairaient sous le nez de l’engin, et d’autres, un peu plus loin, sur le vieux tarmac. Je ne serais qu’une silhouette parmi d’autres dans la nuit.
J’ai coupé le moteur et suis descendue de la cabine, m’efforçant de prendre un air décontracté, comme si je faisais un travail routinier. J’ai contourné la camionnette, entrouvert les portes arrière. La cryocuve était au bord, le voyant rouge allumé sur le dessus, signe qu’elle était occupée. Je l’ai soulevée avec précaution et j’ai refermé la porte.
J’ai marché d’un pas vif et tranquille vers le hayon arrière du camion. Mais j’avais le souffle court. C’était bien plus dangereux qu’à l’hôpital et cela m’inquiétait. Les humains seraient-ils prêts à prendre ces risques ?
Je serai là. Je le ferai moi-même, comme toi. Si tant est qu’on survive ce coup-ci.
Merci, Mel.
Je me suis interdit de regarder derrière moi pendant que je déposais la cuve sur la pile la plus proche dans le fourgon. Sur les centaines, cet ajout passerait inaperçu.
— Au revoir, ai-je murmuré. Je te souhaite plus de chance avec ton prochain hôte.
Je suis repartie vers la camionnette d’un pas le plus détaché possible.
Ils étaient tous silencieux dans l’habitacle lorsque je suis sortie, en marche arrière, de l’ombre du vaisseau. J’ai enclenché la première et pris la direction par laquelle nous étions venus, mon cœur tambourinant dans ma poitrine. Dans les rétroviseurs, aucune silhouette n’est apparue dans l’écoutille arrière. Personne n’est sorti de l’appareil. Puis le vaisseau s’est fondu parmi les autres.
Ian a grimpé sur le siège passager.
— Cela n’a pas paru trop difficile.
— On a eu beaucoup de chance. La prochaine fois, il vous faudra peut-être attendre plus longtemps avant qu’une occasion se présente.
Ian a posé sa main sur la mienne.
— Tu es notre porte-bonheur.
Je n’ai rien répondu.
— Tu te sens soulagée maintenant qu’elle est sauvée ?
— Oui.
J’ai vu sa tête se tourner brusquement vers moi ; il avait reconnu le mensonge dans ma voix. Je n’ai pas osé le regarder.
— Allons maintenant attraper quelques Soigneurs, ai-je marmonné.
Ian est resté songeur le temps du court trajet jusqu’au Centre de Soins.
Je pensais que cette seconde phase du raid serait le vrai défi, le grand danger. La tactique : si les conditions le permettaient, j’attirerais un Soigneur ou deux hors du bâtiment en prétextant avoir un ami blessé à l’arrière de la camionnette. Un tour vieux comme le monde mais qui fonctionnerait à merveille avec les âmes naïves.
En fait, je n’ai même pas eu besoin d’entrer dans le bâtiment. Je me suis garée sur le parking au moment où deux Soigneurs d’une quarantaine d’années terrestres, un homme et une femme, dans leurs blouses de praticien, montaient dans une voiture. Ils avaient terminé leur service et rentraient chez eux. La voiture était garée loin des portes d’entrée. Il n’y avait personne alentour.
Ian a fait un signe de tête. Je me suis arrêtée juste derrière leur véhicule. Ils se sont retournés, surpris. J’ai ouvert la portière et suis descendue de la camionnette. Ma voix chevrotait malgré moi, pleine de sanglots, mon visage était blême de remords ; cela a aidé à les induire en erreur.
— Mon ami est à l’arrière… Je ne sais pas ce qu’il a…
Dans la seconde, ils se sont montrés pleins de sollicitude… comme prévu. Je me suis dépêchée d’aller ouvrir les portes arrière, et ils m’ont suivie. Ian était passé par l’autre côté. Jared, à l’intérieur, se tenait prêt avec le chloroforme.
J’ai détourné la tête.
Cela n’a pris que quelques secondes. Jared a hissé les corps inconscients à l’arrière et Ian a refermé les portes. Ian a eu un temps d’arrêt en voyant mon visage en pleurs puis il a sauté derrière le volant.
Je me suis installée sur le siège passager. Il a pris ma main.
— Pardon, Gaby. Je sais que c’est dur pour toi.
— Oui. (Il n’avait pas la moindre idée à quel point c’était douloureux, et encore moins pour quelle raison.)
Il a serré mes doigts.
— Au moins, tout s’est bien passé. Tu continues à nous porter bonheur.
Cela s’était trop bien passé. Ces deux missions avaient été trop rapides, trop parfaites. Le destin m’emportait dans sa course.
Ian a rejoint la nationale. Après quelques minutes, j’ai aperçu une lumière familière au loin. J’ai pris une profonde inspiration et me suis essuyé les yeux.
— Ian, je peux te demander un service ?
— Tout ce que tu veux.
— Je veux un hamburger.
— Pas de problème, a-t-il dit en riant.
On a changé nos places sur le parking et j’ai roulé jusqu’au micro pour commander.
— Qu’est-ce que tu veux ? lui ai-je demandé.
— Rien. Ça m’a fait tout drôle que tu demandes quelque chose pour toi. C’est la première fois, je crois. Il me faut un peu de temps pour m’en remettre.
Je n’ai pas souri. Pour moi, c’était le dernier repas du condamné, la dernière cigarette avant l’échafaud. Les grottes seraient désormais mon tombeau.
— Et toi, Jared ?
— Le double de ce que tu prendras.
Alors j’ai commandé trois cheeseburgers, trois grandes frites et deux milk-shakes à la fraise.
Une fois ma commande récupérée, on a de nouveau échangé nos places avec Ian pour que je puisse manger pendant qu’il conduisait.
— Berk ! a-t-il lancé quand il m’a vue tremper une frite dans mon milk-shake.
— Tu devrais essayer. C’est délicieux. (Je lui ai tendu une frite dégoulinante.)
En réprimant une grimace, il a ouvert la bouche. Il a mâchonné d’un air pénétré.
— Intéressant…
J’ai ri.
— Melanie trouve ça dégoûtant. (C’était la raison pour laquelle c’était devenu une habitude. C’était drôle, avec le recul, de voir tout ce que je pouvais faire pour l’agacer.)
En réalité, je n’avais pas très faim. Je voulais juste sentir une dernière fois l’odeur, le goût sur mes papilles. Juste une fois. Ian a terminé la moitié de mon hamburger.
Nous sommes rentrés sans incident. Pas de trace des Traqueurs. Peut-être avaient-ils opté pour la thèse de la coïncidence ? Peut-être considéraient-ils l’événement inévitable : à trop errer dans le désert, il finissait par vous arriver malheur. On avait un dicton comme ça sur la Planète des Brumes. « Tous les champs de glace mènent au ventre d’un monstre à griffes. » La traduction était grossière. Cela sonnait mieux en langage ours.
Tout le monde nous attendait.
J’ai fait bonne figure pour mes amis : Trudy, Geoffrey, Heath, Heidi. Ils étaient de moins en moins nombreux. Plus de Walter. Plus de Wes. Et pas de Lily. Tout cela me rendait triste. Peut-être ne voulais-je plus rester sur cette planète des pleurs, environnée de tous ces morts. Peut-être le néant et l’oubli étaient-ils préférables ?
J’étais triste aussi, même si c’était mesquin, de voir Lucina au côté de Lacey, en compagnie de Reid et Violetta. Ils parlaient gaiement, lui posaient des questions. Lacey tenait le petit Freedom sur sa hanche. Il ne paraissait pas particulièrement enchanté, mais il était si fier d’être avec les adultes qu’il ne gigotait pas.
On ne m’avait jamais autorisée à m’approcher de l’enfant, mais Lacey était déjà l’une des leurs. On lui faisait confiance.
On est allés directement dans le tunnel sud, Jared et Ian portant chacun un Soigneur. Ian avait l’homme et il suait à grosses gouttes. Jeb a chassé tous les curieux et nous a emboîté le pas.
Doc nous attendait à l’infirmerie, se frottant les mains, comme s’il se les lavait sous un robinet imaginaire.
Le temps continuait sa course folle ! La lampe était déjà allumée. Les Soigneurs ont reçu du Stop Douleur et ont été allongés, à plat ventre, sur les lits. Jared a montré à Ian comment activer les cryocuves. Ils ont préparé les caissons ; Ian a grimacé devant le froid mordant. Doc se tenait au-dessus de la femme, scalpel à la main, médicaments à proximité.
— Gaby ? a-t-il demandé.
Mon cœur s’est serré.
— Tu me le promets, Doc ? Tous les termes du contrat ? Tu le jures sur ta propre vie ?
— Oui. Je respecterai tous les termes du marché, Gaby. Je te le jure.
— Jared ?
— Oui. Plus de massacres, jamais.
— Ian ?
— Je protégerai les tiens jusqu’à la mort, Gaby.
— Jeb ?
— C’est ma maison. Quiconque ne respectera pas cet accord sera chassé.
J’ai hoché la tête, les larmes aux yeux.
— Alors, c’est décidé. Finissons-en.
Doc, de nouveau excité comme un enfant, a ouvert la nuque de la Soigneuse jusqu’à apercevoir le corps argent de l’âme. Il a posé le scalpel.
— Et maintenant ?
J’ai posé ma main sur la sienne.
— Suis l’arête dorsale. Tu la sens ? Familiarise-toi avec la forme des segments. Ils deviennent de plus en plus petits vers la section antérieure. Très bien, maintenant, tout au bout il y a trois petits renflements, comme des moignons. Tu les as ?
— Oui, a-t-il soufflé.
— Bien. Ce sont les antennes frontales. C’est ton point de repère. À présent, tout doucement, tu passes ton doigt sous le corps. Il faut trouver les faisceaux de filaments sur la face ventrale. Ils sont fins et durs, comme des cordes de harpe.
Il a hoché la tête.
Je l’ai guidé pour la troisième partie de la manipulation, lui ai expliqué comment reconnaître le bon brin. On n’avait pas le temps de compter les filaments un à un, avec tout ce sang qui coulait. J’étais certaine que l’hôte de la Soigneuse, si elle s’en sortait, pourrait parfaire l’instruction de Doc, je ne voulais donc pas prendre de risques. Je l’ai aidé à trouver le nodule plus gros que les autres.
— Maintenant, frotte-le doucement, en appuyant légèrement. Masse-le.
— Ça bouge ! s’est écrié Doc.
— C’est parfait. Cela veut dire que tu t’y prends bien. Laisse-lui le temps de se rétracter. Laisse-la rouler sur elle-même, remonter toute seule, puis recueille-la dans ta paume.
— C’est fait, a-t-il déclaré d’une voix blanche.
Je me suis tournée vers Ian.
— Donne-moi ta main.
J’ai senti les doigts de Ian se refermer autour des miens. J’ai replié sa paume en coupe et l’ai approchée de la table d’opération.
— Donne l’âme à Ian… tout doucement.
Ian ferait un parfait assistant. Quand je ne serais plus là, personne ne veillerait aussi bien que lui sur mes petits congénères.
Doc a déposé l’âme dans la main de Ian et s’est occupé aussitôt de soigner le corps de l’humain.
Ian regardait le petit ruban argent se tortiller dans sa paume, avec, dans les yeux, davantage d’émerveillement que de répulsion. Cela me faisait chaud au cœur de voir ça.
— Elle est jolie, a-t-il murmuré à ma grande surprise. (Malgré ses sentiments pour moi, il avait été conditionné pour voir un parasite, un mille-pattes, un monstre. Avoir été contraint de nettoyer les restes déchiquetés des miens ne l’avait guère préparé à reconnaître notre beauté.)
— Je trouve aussi, ai-je soufflé. Glisse-la dans ta cuve.
Ian a gardé sa main en coupe un instant encore, comme s’il voulait que son corps se souvienne de cette image et de ce contact. Puis, avec d’infinies précautions, il l’a fait glisser dans l’air froid.
Jared lui a montré comment verrouiller le couvercle.
Je me suis sentie libérée d’un poids.
C’était fait. Il était trop tard pour faire marche arrière. Finalement, cela n’avait pas été si terrible ; j’étais sûre que ces quatre humains prendraient soin des âmes quand je ne serais plus là.
— Attention ! s’est écrié Jeb en braquant son fusil derrière nous.
On s’est retournés vers le danger ; Jared a lâché sa cuve vide pour s’élancer vers le Soigneur ; il était assis dans le lit, et nous regardait, éberlué. Ian, par chance, a eu le réflexe de serrer son caisson contre lui.
— Le chloroforme, vite ! a crié Jared en sautant sur le Soigneur pour le plaquer sur le lit, mais il était trop tard.
Le Soigneur me regardait droit dans les yeux, avec une expression d’enfant effaré. Je savais pourquoi ses yeux étaient rivés sur moi : les rayons de la lampe rebondissaient entre ses iris et les miens, projetant des diamants lumineux partout dans la pièce.
— Pourquoi ? a-t-il articulé.
Puis son visage s’est figé ; son corps s’est effondré sur le lit, inerte. Deux filets de sang ont coulé de ses narines.
— Non ! ai-je hurlé en me précipitant vers la dépouille, sachant que tout était joué. Non !